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"N'ont-ils pas étaient eux aussi..."


N’a t-elle pas été petite fille innocente ? Enfant dévorant le monde, les yeux grands ouverts, se déplaçant maladroitement pour rejoindre le sein de sa mère ou les bras de son père ? Et lui, n’a t-il pas tenté de prononcer ses premiers mots par mimétisme, lorsqu’il fêtait ses premières années de vie ? A ce moment-là, qui aurait cru qu’ils seraient, plus tard, dans la vie d’adulte, des sans abris, moribonds, le visage haché par cette trajectoire inattendue. C’est pourtant celle-ci même qui les fera se rencontrer aux portes de ces douches de plaisanciers, un soir, sur le port de Toulon.


Ce soir-là, je rangeais quelques affaires dans mon camion, garé sur ce même port de plaisance, quand, soudain, une fourgonnette blanche aux vitres teintées s’arrête à coté de la mienne. Deux types habillés identiques descendent et s’avancent lentement vers moi, comme s’ils désiraient quelque chose. Je ferme la porte de mon véhicule et leur lance un « Bonsoir messieurs » auquel ils répliquent :

« Bonsoir, avez-vous besoin de quelque chose ? ».

« Non, pas du tout, pourquoi ? »

« Nous sommes le SAMU social, et nous apportons de l’aide aux personnes en difficultés … »

Moi, en difficultés ? Quelle drôle de situation… plutôt étrange dirais-je, car il se trouve que 10 minutes plus tôt, j’étais témoin d’une scène émouvante, où la difficulté était bien présente, qui laissera une trace profonde dans les replis de mon cœur …


Sur le palier de l’entrée des douches de plaisanciers, squatte un type en jean effiloché, une grosse veste de couleur verte, et une casquette à moitié trouée, tachetée et sale. On peut humecter la crasse d’une hygiène laissée au second plan. Le visage de cet homme d’une quarantaine d’années est marqué, sombre et reclus. Son regard plonge vers le bitume grisâtre où trône chewing-gums et mégots de clopes. Ce type, c’est Romu, un sans abri descendu dans le sud de la France un an plus tôt. Il a tout perdu : femme, enfants, boulot, et aujourd’hui il squatte quelques halls de bâtiments tard le soir pour ne pas se faire remarquer, passant ses journées à pécher pour oublier, fuir, ou bien penser à ce que signifie le sens du mot « vivre ». Une clope au bec et un cul de bouteille en plastique coupée en guise de verre accueillant un peu de vin pour réchauffer son corps, par un mois de janvier froid et sec. Romu passe à travers le temps comme les affiches que l’on ne distingue même plus, salies par les méandres du rien, du néant, d’une chute dans un océan d’oubli.

Arrive cette silhouette rachitique, qui petit à petit, se dessine comme un bout de femme pittoresque. Elle doit peser juste assez pour ne pas être considérée comme « malade ». Son visage est creusé, pointu, ridé. Les cheveux long, et noir, attachés par une queue de cheval, elle tente de prendre soin d’elle, mais personne ne s’en soucie, ne le remarque. Qui pourrait bien s’intéresser à elle, qui dort dans sa Peugeot 106, la nuit, sur les sièges avant dans son duvet, où seul le froid et l’humidité la bordent tendrement depuis si longtemps… Son prénom est inconnu, comme son histoire obscure et impénétrable, gardé par des yeux noirs et profonds, muraille insaisissable, gardienne d’une trajectoire qui paraît dure et douloureuse.

Un silence éclatant se diffuse lorsque leurs trajectoires se croisent. Elle vient pour faire le ménage dans les cabines de douches, lui attend le moment idéal pour aller squatter l’immeuble d’à coté. Ils ne sont au final que des enfants qui s’observent, qui se sentent, s’invitent à danser, jouer, rire, pleurer,… S’il pouvait lui offrir ne serait-ce qu’un sourire, cela lui descendrait jusqu’au plus profond des tripes, la ferait éclater en sanglots, submergée par l’émotion d’une sensation oubliée, tellement loin qu’il lui est impossible d’en éprouver la saveur et l’intense bien-être que cela procure. Si seulement elle pouvait s’assoir et lui offrir un baiser, l’espace d’une seconde, se transformant en une éternité, le plongeant dans un paradis infini de douceur humaine, nécessaire à tout être vivant, mais dont il s’est coupé depuis si longtemps…

« Necesitas algo ? » Cette question me surprend, et j’ouvre les yeux, voyant une masse de passants affluer dans tout les sens. A moitié couché sur mon sac, je passe la main dans mes cheveux longs, retrouve lentement la sensation de ce marbre froid et lisse de la fameuse et très dangereuse garde de trains « Constitución » à Buenos Aires, en Argentine. Un coup d’œil rapide à coté pour voir si mon compère de voyage est toujours là, il se réveille lui aussi. Un type se tient debout devant moi et me tend un prospectus en espagnol argentin, équivalant des « Restos du Cœur ». Il pense que nous faisons partie d’un groupe de SDF, posés à quelques mètres de nous. Etrange sensation due au regard de l’autre. Nous qui voyageons sans réel souci financier, voilà que l’on nous prend pour des personnes dans le besoin. Tout en remerciant ce type de son aide, nous refusons l’invitation au repas et allons prendre un café dans un stand ambulant à l’entrée de la gare.

Cette soirée, dans ce lieu réputé pour être l’un des plus dangereux du monde, fut folklorique. Nous n’avions pas décidé d’y poser nos affaires, mais les circonstances ont fais que nous n’avions plus le choix. Notre train avait du retard, l’arrivée en gare fut tardive et plus aucun transport n’était en service. Nous avons alors posé nos sacs et observés autour de nous. Les clochards qui rodaient semblaient agressifs et vicieux. La prudence était de mise. Les regards des quelques callejeros, les gens de la rue, nous glaçaient le sang, tels des loups à l’affût de la moindre inattention. Hors de question de s’assoupir. Les sacs accrochés autour de nos poignets, la fatigue se faisait pourtant pressante. Le froid de la capitale argentine aussi. Et puis arriva, poussant un chariot rempli d’affaires en vrac un homme d’une quarantaine d’année, le visage marqué par un vécu difficile, suivi d’une femme rachitique, au visage pittoresque. Il se tourna pour vérifier si sa compagne le suivait, et lui adressa une de ces attentions que seul l’amour offre à deux individus, inexplicable en terme vocable. Peut-être s’était il retrouvé dans cette vie, Romu et cette femme, à l’autre bout du monde, côtoyant la misère humaine, protégeant inlassablement cette petite flamme coute que coute, qui leur apportait cette chaleur impalpable, ce feu qui ne brule pas mais qui alimente l’ineffable, dans cet éclat de vie qui les avaient ballotés de coin en coin, jusqu'à mes yeux qui se fermaient doucement, laissant des chemins inconnus me guider dans des contrées lointaines.



Romu prendra ces affaires et s’en ira sans dire un mot, elle, l’effleurant, laissant en guise de souvenir la seule odeur des ses vêtements encore propres. Leur regard ne se croisant que l’espace d’une demi seconde, chacun s’oubliant lui-même, ils oublieront aussi les enfants qu’ils étaient, l’amour qu’ils incarnaient.

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